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  • victorkuznetsov9

Denis Masmejan: "Reporters sans Frontières", Charlie Hebdo et la liberté de la presse

Dernière mise à jour : 9 mai 2019

Le deuxième invité de la conférence sur l'éthique du journalisme, un autre journaliste célèbre - Denis Masmejan, venant de "Reporters sans Frontières", une organisation qui lutte pour le respect de la liberté de la presse dans tous les coins du monde. Son point de vue sur la complexe situation de la presse aujourd'hui - dans notre interview!



Denis Masmejan sur "RTS info"

Bonjour!

Victor: tout d’abord j’ai une question pour vous concernant ce que vous avez dit durant la conférence à propos du pouvoir de décider ce qui est vrai ou pas aux juges - des membres de la politique. Ne serait-ce pas un éventuel obstacle à la liberté d’expression?

La manière dont les juges vont l’appliquer: il y a deux possibilités. Soit, prenant en compte la liberté de la presse, pour appliquer cette législation avec beaucoup de retenue. Là, il n’a pas lieu à avoir peur pour la liberté de la presse. Maintenant, il y a une deuxième option qui est plus inquiétante, c’est, au fond, que les juges se disent: la loi nous demande de stopper des nouvelles un peu invraisemblables. Il faut préciser que cette loi (cette possibilité de bloquer des «fake news») s’appliquera en période de campagne électorale ou référendaire) dans ces moments-là, les juges pourraient se décider à bloquer. Là, il y a un risque pour la liberté d’expression.

Victor: nous savons ce qui se passe en France aujourd’hui: pensez-vous que cette loi pourrait être utilisée par Monsieur Macron dans ses buts politiques personnels (afin de lutter contre l’inconvénient que le Président pourrait ressentir face à l’instabilité de son poste causé par les révoltes des «Gilets Jaunes», par exemple)? 

Son projet de loi n’est pas en relation avec les gilets jaunes, il est bien antérieur. Cette loi a son origine dans un nombre d’incidents qui se sont produits durant la campagne électorale, où ont eu lieu «des fake news» concernant le candidat Macron. On sait (il l’a dit publiquement) que cette loi vise des médias comme «Russia Today» ou «Sputnik», qui sont liés au pouvoir russe. 

Victor: pensez-vous qu’au 21ème siècle le journalisme peut être objectif et libre?

Je suis convaincu que le journalisme de qualité est encore possible aujourd’hui. Il est encore plus nécessaire aujourd’hui qu'hier. Je pense qu’il est parfaitement possible, mais évidemment, il est dans une situation difficile économiquement (le modèle économique des médias a été complètement 'disrupté' par internet).

Victor: encore une question liée à ce thème: pensez-vous que le concept de «reporteurs sans frontières» correspond aux mouvements dans le journalisme moderne? Votre organisation est-elle sous-estimée?

Alors, elle n’est pas sous-estimée. J’ai commencé à travailler dedans récemment, et j’ai découvert quelque chose de réjouissant: la 'marque' de «Reporters Sans Frontières» est extrêmement forte. Un immense crédit existe aussi bien en Suisse que dans les milieux internationaux. Donc, c’est une très forte marque. Son combat me paraît d’autant plus justifié dans cette période de crise du journalisme qu’on vit. Ce n’est pas du tout une organisation qui regarde dans le passé: elle accorde énormément d’importance à ces nouvelles questions posées par internet, la technologie, les réseaux sociaux etc… C’est l’un des axes principaux de «reporters sans frontières» actuellement. 

Misha: les «Reporters Sans Frontières» sont-ils capables d’influencer la politique éditoriale des médias? Quelle est la coopération des journalistes avec la société d’aujourd’hui?

Les «Reporters Sans Frontières» est une ONG de défense du journalisme, de la liberté de la presse et de l’expression en général. Nous n’avons pas le but d’influencer la politique éditoriale des médias eux-mêmes. Nos interlocuteurs sont des acteurs étatiques. Nous avons toute une activité de «plaidoyer» auprès des acteurs étatiques, pour défendre, d’abord, tout simplement la sécurité des journalistes (nous nous occupons beaucoup de cas concrets de journalistes menacés, persécutés, emprisonnés, arrêtés), et, de façon générale, pour que les conditions et la législation soient respectueuses de la liberté de la presse. Dire aux médias, comment ils doivent tout faire, ce n’est pas notre métier.

Misha: le journalisme reste encore un métier accompagné par beaucoup de dangers. Quelles mesures concrètes peut-on entreprendre afin de prévenir les attaques contre les journalistes? 

D’abord, «reporters sans frontières» est une ONG, nous n’avons pas d’état, ni d’armée, ni de police. Nous avons des actions de défense dans des cas concrets, où l’on met en évidence un certain nombre de cas et l’on interpelle sur l’opinion publique, on interpelle sur les autorités concernées, pour que le journaliste soit jugé de manière convenable et équitable , ainsi que pour que ses droits soient respectés, c’est la première chose. À côté de cela, nous avons des plaidoyers en faveur des actions en général en faveur de la liberté de la presse partout où elle est menacée: pour la défendre, pour montrer qu’il y a des bonnes et des moins bonnes pratiques, et les pratiques tout à fait condamnables. On doit laisser les journalistes faire leur métier - c’est une valeur fondamentale pour toute société respectueuse des individus. 

Victor: quels critères «reporters sans frontières» utilisent-ils pour définir si les médias sont «libres» ou «moins libres»?

Nous avons dans chaque pays un réseau de correspondances: de personnes qui nous informent sur la situation du journalisme et des journalistes dans le pays considéré. À partir de cela, nous allons effectuer une analyse de tous les pays. Il y a des critères du type: nombre de journalistes tués, arrêtés, menacés… tous ces critères sont pris en considération, analysés, répertoriés. Notre classement mondial de la liberté de la presse s’effectue en fonction de ces critères.

Misha: nous nous souvenons tous, je crois, des attaques terroristes sur «Charlie Hebdo». À votre avis, certaines publications de Charlie Hebdo sont-elles discriminantes ou racistes? Ou bien est-ce vraiment cela, pour vous, la liberté de la presse? Faut-il laisser Charlie Hebdo, ou n’importe quelle organisation de médias, à faire ce genre de chose?

Évidemment qu’il faut laisser les médias comme Charlie Hebdo à utiliser la liberté de la presse. Votre question est importante parce que, au fond, elle pourrait se référer à l’idée de «double standards». On serait peut-être plus tolérant envers des caricatures concernant l’Islam, les musulmans, que celles concernant les chrétiens ou des juifs. On peut se la poser. Par contre, je crois que l’on peut démontrer que, si l’on regarde, Charlie Hebdo est loin de s’en être pris seulement à la religion musulmane. Ils se sont pris aussi au Pape et…toutes les croyances. Cette organisation s’inscrit dans la «ligne» anarchiste française. Je pense que l’on ne peut pas leur faire ce reproche. J’aimerais quand même souligner avec force quelque chose, c’est que les caricatures de Mohammed que Charlie Hebdo a publiées, ce qui lui a valu cette attaque abominable, avaient été validées par la justice française! Leur publication a été validée! Les organisations musulmanes ont déposé une action «injustice» pour les faire interdire, mais il y a eu une décision de la justice, confirmées par les plus hautes instances judiciaires françaises (la Cour de Cassation). Dans un cas comme cela, ce qui s’est passé est non seulement un assassinat révoltant. Les assassins des collaborateurs de Charlie Hebdo s’en sont aussi pris aux fondements élémentaires d’une société démocratique, c’est-à-dire à l’état de droit. L’état de droit a été affectionné dans ces caricatures. Évidemment, l’on peut toujours discuter sur le thème de fallait-il ou non les publier (je ne peux pas dire que ces caricatures m’ont enchanté). Mais la question n’en est pas là: ce n’est pas parce que je ne suis pas enchanté par ces caricatures que je pense que la conséquence normale est d’aller mitrailler une rédaction! C’est invraisemblable, c’est extraordinairement choquant! J’ai eu un tel débat avec certains interlocuteurs. J’aimerais encore une fois souligner avec force: cet assassinat s’agit d’une justice privée, une atteinte gravissime à l’état de droit. L’état de droit a fonctionné dans l’affaire de ces caricatures, mais il est intolérable que dans le corps social d’une démocratie certains pensent avoir le droit de vie et de mort, alors que la justice a donné un verdict qui doit être respecté. 

Misha: je suis totalement d’accord avec vous, mais l’on peut aussi poser des questions à l’état sur la composante éthique de ces publications…

Je suis absolument révolté par le débat qui a suivi la mort de ces employés. Il faut respecter la décision des juges même si, à leur place, je ne donnerais pas de feu vert pour publier ces caricatures. On peut débattre, mais il y a des procédures pour cela. Il se trouve que la justice française a décidé d’autoriser la publication. Depuis quand, dans un état de droit, quand je ne suis pas d’accord avec une décision de justice, je vais faire justice moi-même? 

Misha: c’est horrible! 

Ceci me touche énormément! Non seulement c’est un acte abominable, mais cela frappe au fondement de l’état de droit. C’est à la justice de décider si Charlie Hebdo est allé trop loin, et à personne d’autre! 

Misha: merci, Monsieur!

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